L'aveu

En une magnifique composition, notre collaborateur Henru Meyer représente M. de Bismarck dans la situation où nous devons toujours nous le figurer désormais.
L'histoire appellera le Faussaire celui que les contemporains s'étaient, les uns avec orgueil, les autres avec rage, accoutumés à nommer le Victorieux.
Et comment la vérité a-t-elle été connue sur cet homme ? Est-ce par une de ces révélations si tristement fréquentes en ce moment ? Non pas.
Celui qui était déjà un criminel, un faussaire, a voulu ajouter le cynisme à ses faits et jeter un insolent défi à l'humanité. Sans aucun intérêt, sans y être même seulement déterminé par le remords, il n'éprouve pas le besoin de raconter sa hideuse action et de s'en faire gloire.
Et tout le monde, y compris la majorité même des Allemands, a frissonné d'horreur et les sympathies que nous avions perdues depuis la guerre nous sont revenues; on nous a rendu justice et l'on nous a plaints.
La France, qui a été la grande affligée est maintenant la grande
Bismarck l'a placée pantelante sur le chevalet sanglant des suppliés innocents, Bismarck sera, lui, accroché au gibet des assassins et des faussaires.
La dépêche d'Ems, cette terrible dépêche à cause de laquelle la guerre fut inévitable, Bismarck avoue qu'il l'a fabriquée.
Or, le monde nous accusait d'avoir par orgueil et par ambition attaqué l'Allemagne. Quand les revers survinrent, certains trouvèrent que nous avions eu ce que nous méritons, et les peuples, contraints depuis lors à la ruine causée par les frais énormes de l'Etat armé, faisaient peser sur nous la responsabilité de leur misère.
- Si les Français n'avaient point attaqué les Allemands en 1870, alors qu'on faisait tout pour leur donner satisfaction, nous n'en serions pas là, nous ne serions pas obligés d'être tous soldats, de consacrer à entretenir nos troupes, notre matériel, des sommes effrayantes qui seraient si utiles au bien-être et au progrès de l'humanité. Au lieu de chercher à inventer des engins meurtriers, nos hommes de génie chercheraient et trouveraient le moyen de diminuer les souffrances humaines.
Maudits Français à qui nous devons tant de maux !

Eh bien ! de tout cela, rien ne vrai. Notre pays, on le sait maintenant, n'est pour rien dans les désastres qui depuis vingt-deux ans ont accablé l'Europe. On le sait aujourd'hui, on en est sûr, car rien ne saurait être plus concluant que l'aveu du coupable lui-même.
Que les morts de l'atroce guerre sortent donc de leurs tombeaux pour se lever contre leur assassin qui avoue sans se repentir, qu'ils troublent sans cesse son sommeil. Jamais crime plus grand que le sien n'épouvanta l'humanité; qu'il soit maudit dans ce monde et dans l'autre !
Si Dante l'avait connu, je ne sais dans quel cercle de son Enfer il l'eut placé, car le plus infâme de tous les damnés eût refusé sans doute de passer l'éternité auprès d'un pareil misérable.

Le Petit Journal, Supplément Illustré
Samedi 17 Décembre 1892